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7 décembre 2013

Le jour où j'ai suivi des cours de dressage ès Pokémons : les folies d'internet

 

AVERTISSONS d'abord le lecteur : cette étape à Bourg-Palet, patrie des Pokémons, est effectuée sous la haute autorité scientifique d'une spécialiste mondiale du sujet, âgée de neuf ans aux prunes, que le voyageur tient à remercier ici de sa patience et de son indulgence. Dans la catégorie vétérans (plus de douze ans), le voyageur lui-même se sent désormais une compétence pokémaniaque nécessaire pour prendre part à n'importe quel tournoi international. Tout cela afin d'intimider les critiques éventuelles. Les Pokémons, donc. Il doit bien exister quelques Martiens à qui ces trois syllabes n'évoquent strictement rien. Tous ceux dont le chemin ne croise pas régulièrement celui des spécialistes mondiaux qui, depuis quelques mois, noyautent les cours de récréation. Les Pokémons sont de petits monstres multicolores (Pokémon est l'abréviation de pocket monster, « monstre de poche ») que l'on rencontre essentiellement dans les dessins animés japonais. Nés en 1996, ils ont conquis, depuis lors, les écrans de télévision du monde entier, même si un malencontreux incident - un épisode a provoqué des crises d'épilepsie chez un certain nombre de jeunes téléspectateurs japonais - a entraîné la suspension de la série pendant un an. Outre le dessin animé, le film de long métrage, le jeu vidéo, et quelque mille cinq cents produits dérivés repérés à ce jour, des paquets de céréales aux produits surgelés, les Pokémons se présentent sous la forme, particulièrement redoutable, de cartes à collectionner. Dans la cour de récréation, ces échanges donnent lieu à des trafics en tous genres, à des luttes d'influence, à des crises nerveuses, à la constitution et à la désintégration d'alliances et de camarillas, à des déceptions éternelles sur la loyauté humaine, le tout débouchant même parfois sur une interdiction formelle du « dirlo » de l'école, assortie de confiscations pour motif d'ordre public.

 

Le héros « humain » de la série est Sacha, âgé de dix ans. Une de ses armes secrètes est un Pokémon qui répond au joli nom de Grotadmorv, appellation qui a le don d'interpeller les millions de colloques quotidiens de spécialistes mondiaux, se tenant en général à l'heure du goûter, et où sont régulièrement débattues, autour de tartines de Nutella, les grandes questions touchant à la sémiologie de l'oeuvre. Sacha est flanqué d'Ondine. Sur les origines de cette association, on ne possède que peu de certitudes. Les meilleurs pokémonologues s'accordent sur le fait qu'il lui a d'abord emprunté sa bicyclette, qu'elle l'a suivi dans l'espoir qu'il lui en rachète une, espoir déçu d'épisode en épisode, et qu'ils ont ensuite uni leurs forces. Parmi les questions qui obsèdent les exégètes, celle-ci : Sacha est-il amoureux d'Ondine ? La querelle fait rage, les auteurs du scénario ayant pris grand soin de ne pas y apporter de réponse trop explicite. Evidemment, Internet ne pouvait que faire écho à cette interrogation. Selon une information non encore confirmée, dans le deuxième film, qui n'est pas sorti en France - car Internet, média sans frontières, permet de recueillir et de distribuer en exclusivité des informations sur les films et jeux non encore sortis en France -, une fille donnerait un baiser sur la joue de Sacha, et Ondine en concevrait une réelle jalousie (la vidéo de cet extrait à conviction est téléchargeable sur un des 732 sites visités au cours de ce voyage, dont j'ai malheureusement égaré les coordonnées). La basse-cour Pokémon se compose de cent cinquante spécimens (bientôt deux cent cinquante, à l'occasion de la sortie d'une nouvelle série). L'acquisition d'une compétence internationale minimale impose donc d'abord l'apprentissage de quelque cent cinquante noms propres, aussi difficilement mémorisables que Pikachu, Mélofée, Mewtwo, Bulbizarre, etc. Mais pas seulement. Les galons de pokédresseur confirmé ne s'acquièrent qu'au prix d'une connaissance aiguë, non seulement des noms, mais de la biographie, et des propriétés surnaturelles desdits Pokémons. Ainsi, il faut savoir que Dracaufeu peut fendre la roche de son souffle brûlant. Si les moustaches de Rattatac sont coupées, il perd son sens de l'équilibre. Raichu doit garder sa queue en contact avec le sol, pour éviter toute électrocution. Quand les yeux de Rondoudou s'illuminent, il chante une mystérieuse berceuse. Enfin, comme d'autres produits chimiques, les Pokémons se transforment. Mais depuis l'époque de la pure et simple transformation de la grenouille en prince charmant, un saut quantitatif a été franchi. Au fil des dressages, la mignonne Carapuce devient Carabaffe, puis Tortank, son blindage se renforçant à chaque étape. Parfois, le Pokémon est de plus en plus luxuriant (Bulbizarre devient Herbizarre, puis Florizarre), parfois de plus en plus incandescent (Salamèche, Reptincel, Dracaufeu). Les références à l'eau, au feu, à l'air et à la pierre semblent avoir fait l'objet de savantes cogitations des scénaristes.

 

Soit dit en passant, ces cent cinquante noms propres et leurs déclinaisons sont mémorisés par les spécialistes mondiaux avec une facilité qui laisse rêveur, quand on constate par ailleurs que la table de sept, pour ne prendre qu'elle, demeure, pour les mêmes spécialistes, un obstacle insurmontable, même après trois ans d'efforts.

 

ET Internet, dans l'affaire ? Internet s'est engouffré dans la folie Pokémon de toutes les manières possibles. Taper « Pokémon » sur n'importe quel moteur de recherche permet d'entrevoir la palette des modes d'intervention. Outil de contrôle continu des connaissances, d'expression de la base, grande foire, Internet est tout cela à la fois.

 

Comme toujours, c'est par l'immensité des propositions qu'Internet fascine d'abord. Quand on a fini d'échanger ses cartes Pokémons, quand la télé ne propose plus d'épisode jusqu'au lendemain, quelle solution reste-t-il ? Retrouver les Pokémons sur Internet, dans les centaines de sites créés par les spécialistes mondiaux, ou plutôt leurs grands frères. Les retrouver démultipliés à l'infini, de site en site, comme dans un labyrinthe de miroirs, comme un reflet inespéré de ses obsessions.

 

La concurrence des sites est rude, et seule une remise à jour ostensible et quotidienne est de nature à fidéliser la clientèle. Tous les sites sont d'ailleurs engagés dans une course à l'audience effrénée, se manifestant de deux manières : l'affiliation à un « ring », cercle de sites qui se renvoient le chaland les uns aux autres, et cérémonies permanentes de remise de distinctions mutuelles, sous forme d'awards. Décrocher le plus de diplômes possible, décernés par ses concurrents, est l'objectif de tout webmaster qui se respecte. La plus parfaite harmonie règne d'ailleurs. Si Poke-Actu décerne sa médaille d'or à Actu-Poke, ce dernier site se fera un devoir de décerner son award d'or à Poke-Actu. A noter que les sites Pokémons ont parfaitement compris une des règles de base d'Internet : c'est par l'abondance de l'offre, et non par la restriction ou la tentation de l'exclusivité, que l'on dominera le marché. La profusion règne : autant donc s'en faire une alliée que la subir.

 

Qui sont ces webmasters amateurs ? La plupart d'entre eux se présentent sur leurs sites. On signale une forte concentration aux alentours de quatorze ou quinze ans. Ainsi le site Poke-Lord est administré par Bibou, Pierre, Mr Jul et Câble. Tous quatre ont quatorze ans. Bibou habite Brest, c'est le chef et créateur du site. Pierre habite Monaco, et son rôle consiste à « mettre les fichiers lourds sur les hébergeurs ». Câble habite Amiens, et s'occupe des solutions pour certaines versions des jeux Pokémons. Mr Jul habite au Havre et gère le forum du site.

 

Ce cas de savante répartition des tâches n'est pas le seul. Plusieurs sites sont ainsi coadministrés par plusieurs webmasters, géographiquement disséminés mais rassemblés par leur pokémanie, en fonction d'alliances stratégiques éphémères ou durables, qui donnent lieu à fusions et à... scissions. Lesquelles scissions, comme dans toute entreprise, donnent évidemment lieu elles-mêmes à communiqué de presse : « Salut, je me casse, je vais fonder mon site Pokécool, voici l'adresse. » L'émulation règne. La quasi-totalité des sites proposés sont souvent mis à jour avec un zèle et une régularité qui étonnent, s'agissant d'une oeuvre présumée bénévole. Le webmaster Pokémon moyen non seulement actualise son site, mais informe son public des aléas de la mise à jour, avec un souci de transparence qui force l'admiration. « Salut à tous, dit l'un , on est le 28-06, je n'ai pas grand-chose à dire de nouveau, sauf que je suis trop content d'avoir dépassé les 5 288 visiteurs. » La fonction de webmaster Pokémon suppose donc, outre une disponibilité à toute épreuve, une grande aptitude à l'autocritique. « Désolé à ceux qui visitent ce site et attendent une remise à jour, mais je pourrai pas la faire d'ici début juillet pour deux raisons : un mes examens, deux j'ai eu un problème avec mon ordi, j'ai dû tout effacer et réinstaller, je n'ai plus Word 2000 pour faire mes pages Web. »

 

POUR le reste, c'est par une politique de qualité sans faille que chaque site espère faire la différence. Ainsi le « résumé de l'histoire », passage obligé de tous les sites, peut-il varier de moins de dix mots -  « Les Pokémons sont de petits animaux qui vivent dans les fourrés » - à plusieurs pages, avec portrait psychologique fouillé de chaque personnage. Cette Pokemania fournit d'ailleurs des informations sur le niveau scolaire de la génération concernée. Le voyageur vétéran peut ainsi facilement rassurer ses camarades de génération : l'expression écrite résiste nettement. Des recoupements élémentaires d'informations glanées sur plusieurs sites permettent de se faire une idée assez précise de l'intrigue et de la philosophie de la série. En revanche, nous sommes au regret d'informer nos lecteurs du trépas irréversible de l'orthographe en général, de la conjugaison en particulier, et du participe passé en très particulier. « On m'a voler mon jeu. » « Je voudrait joué. » « N'ai pas put téléchargé en ligne du viagra. » « Je suis content d'avoir dépasser les 7 000 visiteurs. » Pas un site sans que les règles élémentaires de l'orthographe ne subissent un massacre à la tronçonneuse, de la part d'adolescents que leur esprit d'initiative, leur créativité, leur habileté à manier le langage HTML ne désignent pas comme les moins doués de leur tranche d'âge. Le sens des affaires, en revanche, ne semble que pouvoir gagner à la pokémania. Internet a fait bondir le troc de cartes du stade artisanal à la dimension industrielle. Le webmaster peut, par exemple, mettre en vente tout ou partie de sa collection personnelle sur son site. Devant le succès de son site, une jeune pokénaute nommée Pikagirl a même créé une boutique de vente aux enchères de cartes Pokémons. Elle y met en vente des rares, et des introuvables en France. Les enchères, explique-t-elle, reposent sur le même principe que iBazar. Une fois que vous avez remporté l'enchère, je vous communique mon nom et mon adresse, et vous m'envoyez un chèque du montant de la carte. Dès réception du chèque, les cartes partent le jour même ou le lendemain (je me charge des frais de port). Si vous n'avez pas confiance, allez faire un tour sur le site de iBazar, j'ai plus de 90 votes positifs de gens qui ont été très contents. Le site iBazar, déjà rencontré lors d'une autre étape, semble par ailleurs jouer, dans la Pokemania, un rôle qui justifierait une enquête approfondie.

 

A force d'être renvoyé sur iBazar, le voyageur s'y rend donc. Misère ! C'est pour y découvrir, à perte de vue, un inextricable souk virtuel, quelque part entre Marrakech et la grande braderie de Lille. Des tableaux et des tableaux entiers de cartes Pokémons vendues aux enchères. Pour une seule journée : 1 181 propositions. Mise à prix ? Toutes les mises à prix, entre 1 et 300 francs. La Roucool, première édition, est mise à prix à 20 francs, plus cher que la Canarticho, mise à prix à 10 francs, frais d'envoi compris. De quoi faire perdre son sang-froid à la spécialiste de neuf ans : « Oh, papa, Mew pour 70 francs, il est trop trop rare, on ne le trouve pas en France ! »

 

Vecteur de cette folie (Internet libéral), le réseau est en même temps le contre-pouvoir des téléspectateurs (Internet libertaire). Même si le pokémaniaque de base n'est pas spontanément pokécritique, cette dimension s'exprime incontestablement. Au hasard des forums pointe parfois une véritable critique argumentée de l'évolution des scénarios. Ainsi l'éviction des anciens Pokémons (Roucarnage, Colossinge et Papilusion) est-elle finement analysée. « Les studios sont en train de ruiner toute l'intrigue de la série TV. C'est évident qu'ils ne font plus trop attention. Ils ne cherchent qu'à conditionner les enfants pour les prochains jeux. Ajouter de nouveaux Pokémons, c'est bien, mais mettre de côté les anciens, auxquels des tonnes de personnes se sont attachées, c'est terrible. » S'il ne s'agit pas là d'une critique du sacrifice de l'intérêt narratif au bénéfice de la société marchande, alors qu'est-ce que c'est ?

Daniel Schneidermann

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